Chapitre 3, « Penser et gérer un monde ouvert », sous chapitres 112 à 127 de l’encyclique du Pape François, Fratelli tutti. Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne.
Le développement doit assurer avant tout les droits humains
Nous n’aurons de cesse de le dire, le désir et la recherche du bien d’autrui et de l’humanité tout entière impliquent également la recherche d’une maturation des personnes et des sociétés dans les différentes valeurs morales qui conduisent à un développement humain intégral.
Dans le Nouveau Testament, un fruit du Saint-Esprit (cf. Ga 5, 22) est désigné par le terme grec agazosúne. Il indique l’attachement au bien, la recherche du bien. Mieux encore, c’est la quête de ce qui est excellent, du meilleur pour les autres : leur maturation, leur croissance dans une vie saine, la promotion des valeurs et pas seulement le bien-être matériel. Il y a une expression latine analogue : bene-volentia, qui indique le fait de vouloir le bien de l’autre. C’est un désir fort du bien, un penchant vers tout ce qui est bon et excellent, qui pousse à remplir la vie des autres de choses belles, sublimes et édifiantes.
À ce sujet, je viens encore souligner avec tristesse que « depuis trop longtemps déjà, nous sommes dans la dégradation morale, en nous moquant de l’éthique, de la bonté, de la foi, de l’honnêteté.
L’heure est arrivée de réaliser que cette joyeuse superficialité nous a peu servi. Cette destruction de tout fondement de la vie sociale finit par nous opposer les uns aux autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts ». Revenons à la promotion du bien, pour nous-mêmes et pour l’humanité tout entière, et nous progresserons ainsi ensemble vers une croissance authentique et intégrale. Chaque société doit veiller à ce que les valeurs soient transmises, car, autrement, l’égoïsme, la violence, la corruption sous leurs différentes formes, l’indifférence et, finalement, une vie fermée à toute transcendance et emmurée dans les intérêts individuels sont véhiculés.
Je voudrais mettre en exergue la solidarité qui « comme vertu morale et attitude sociale, fruit de la conversion personnelle, exige un engagement d’une multiplicité de sujets qui ont une responsabilité de caractère éducatif et formateur.
Ma première pensée va aux familles, appelées à une mission éducative première et incontournable. Elles constituent le premier lieu où se vivent et se transmettent les valeurs de l’amour et de la fraternité, de la convivialité et du partage, de l’attention et du soin de l’autre. Elles sont aussi le milieu privilégié pour la transmission de la foi, en commençant par ces simples gestes de dévotion que les mères enseignent à leurs enfants.
Pour ce qui concerne les éducateurs et les formateurs qui, à l’école ou dans les différents centres de socialisation infantile et juvénile, ont la tâche exigeante d’éduquer des enfants et des jeunes, ils sont appelés à être conscients que leur responsabilité regarde les dimensions morales, spirituelles et sociales de la personne. Les valeurs de la liberté, du respect réciproque et de la solidarité peuvent être transmises dès le plus jeune âge. […]
Les agents culturels et des moyens de communication sociale ont aussi une responsabilité dans le domaine de l’éducation et de la formation, spécialement dans la société contemporaine, où l’accès aux instruments d’information et de communication est toujours plus répandu ».
En ces moments où tout semble se diluer et perdre consistance, il convient de recourir à la solidité tirant sa source de la conscience que nous avons d’être responsables de la fragilité des autres dans notre quête d’un destin commun. La solidarité se manifeste concrètement dans le service qui peut prendre des formes très différentes de s’occuper des autres. Servir, c’est « en grande partie, prendre soin de la fragilité. Servir signifie prendre soin des membres fragiles de nos familles, de notre société, de notre peuple ». Dans cette tâche, chacun est capable de « laisser de côté, ses aspirations, ses envies, ses désirs de toute puissance, en voyant concrètement les plus fragiles. […] Le service vise toujours le visage du frère, il touche sa chair, il sent sa proximité et même dans certains cas la ‘‘souffre’’ et cherche la promotion du frère. Voilà pourquoi, le service n’est jamais idéologique, puisqu’il ne sert pas des idées, mais des personnes ».
En général, les laissés-pour-compte « pratiquent la solidarité si spéciale qui existe entre ceux qui souffrent, entre les pauvres, et que notre civilisation semble avoir oublié, ou tout au moins a très envie d’oublier. La solidarité est un mot qui ne plaît pas toujours ; je dirais que parfois, nous l’avons transformé en un gros mot, on ne peut pas le prononcer ; mais c’est un mot qui exprime beaucoup plus que certains gestes de générosité ponctuels. C’est penser et agir en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens de la part de certains. C’est également lutter contre les causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité, du manque de travail, de terre et de logement, de la négation des droits sociaux et du travail. C’est faire face aux effets destructeurs de l’Empire de l’argent. […] La solidarité, entendue dans son sens le plus profond, est une façon de faire l’histoire et c’est ce que font les mouvements populaires ».
Lorsque nous parlons de protection de la maison commune qu’est la planète, nous nous référons à ce minimum de conscience universelle et de sens de sollicitude mutuelle qui peuvent encore subsister chez les personnes. En effet, si quelqu’un a de l’eau en quantité surabondante et malgré cela la préserve en pensant à l’humanité, c’est qu’il a atteint un haut niveau moral qui lui permet de se transcender lui-même ainsi que son groupe d’appartenance. Cela est merveilleusement humain ! Cette même attitude est nécessaire pour reconnaître les droits de tout être humain, même né ailleurs.
Remettre l’accent sur la fonction sociale de la propriété.
Le monde existe pour tous, car nous tous, en tant qu’êtres humains, nous naissons sur cette terre avec la même dignité. Les différences de couleur, de religion, de capacités, de lieu de naissance, de lieu de résidence, et tant d’autres différences, ne peuvent pas être priorisées ou utilisées pour justifier les privilèges de certains sur les droits de tous. Par conséquent, en tant que communauté, nous sommes appelés à veiller à ce que chaque personne vive dans la dignité et ait des opportunités appropriées pour son développement intégral.
Au cours des premiers siècles de la foi chrétienne, plusieurs sages ont développé un sens universel dans leur réflexion sur le destin commun des biens créés. Cela a amené à penser que si une personne ne dispose pas de ce qui est nécessaire pour vivre dignement, c’est que quelqu’un d’autre l’en prive. Saint Jean Chrysostome le résume en disant que « ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ».
Ou en d’autres termes, comme l’a affirmé saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses qui leur sont nécessaires, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous, que nous leur rendons ce qui est à eux ».
Je viens de nouveau faire miennes et proposer à tous quelques paroles de saint Jean-Paul II dont la force n’a peut-être pas été perçue : « Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne ». Dans ce sens, je rappelle que « la tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée, et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée ».
Le principe de l’usage commun des biens créés pour tous est le « premier principe de tout l’ordre éthico-social » ; c’est un droit naturel, originaire et prioritaire. Tous les autres droits concernant les biens nécessaires à l’épanouissement intégral des personnes, y compris celui de la propriété privée et tout autre droit « n’en doivent donc pas entraver, mais bien au contraire faciliter la réalisation », comme l’affirmait saint Paul VI. Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés ; et cela comporte des conséquences très concrètes qui doivent se refléter sur le fonctionnement de la société. Mais il arrive souvent que les droits secondaires se superposent aux droits prioritaires et originaires en les privant de toute portée pratique.
Droits sans frontières
Personne ne peut donc être exclu, peu importe où il est né, et encore moins en raison des privilèges dont jouissent les autres parce qu’ils sont nés quelque part où existent plus de possibilités. Les limites et les frontières des États ne peuvent pas s’opposer à ce que cela s’accomplisse. Tout comme il est inacceptable qu’une personne ait moins de droits parce qu’elle est une femme, il est de même inacceptable que le lieu de naissance ou de résidence implique à lui seul qu’on ait moins de possibilités d’une vie digne et de développement.
Le développement ne doit pas être orienté vers l’accumulation croissante au bénéfice de quelques-uns, mais doit assurer « les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples ».
Le droit de certains à la liberté d’entreprise ou de marché ne peut se trouver au-dessus des droits des peuples et de la dignité des pauvres, pas plus qu’au-dessus du respect de l’environnement, car « celui qui s’approprie quelque chose, c’est seulement pour l’administrer pour le bien de tous ».
Certes, l’activité des entrepreneurs « est une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous ». Dieu nous promeut ; il attend de nous que nous exploitions les capacités qu’il nous a données et il a rempli l’univers de ressources. Dans ses desseins, « chaque homme est appelé à se développer », et cela comprend le développement des capacités économiques et technologiques d’accroître les biens et d’augmenter la richesse. Mais dans tous les cas, ces capacités des entrepreneurs, qui sont un don de Dieu, devraient être clairement ordonnées au développement des autres personnes et à la suppression de la misère, notamment par la création de sources de travail diversifiées. À côté du droit de propriété privée, il y a toujours le principe, plus important et prioritaire, de la subordination de toute propriété privée à la destination universelle des biens de la terre et, par conséquent, le droit de tous à leur utilisation.
Les droits des peuples
La conviction concernant la destination commune des biens de la terre doit s’appliquer aujourd’hui également aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources. En considérant tout cela non seulement du point de vue de la légitimité de la propriété privée et des droits des citoyens d’une nation déterminée, mais aussi à partir du principe premier de la destination commune des biens, nous pouvons alors affirmer que chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. En effet, comme l’ont enseigné les évêques des États-Unis, il existe des droits fondamentaux qui « précèdent toute société, car ils découlent de la dignité inhérente à chaque personne en tant que créature de Dieu ».
Cela suppose également une autre manière de comprendre les relations et les échanges entre les pays. Si toute personne a une dignité inaliénable, si chaque être humain est mon frère ou ma sœur et si le monde appartient vraiment à tous, peu importe que quelqu’un soit né ici ou vive hors de son propre pays.
Ma nation est également coresponsable de son développement, bien qu’elle puisse s’acquitter de cette responsabilité de diverses manières : en l’accueillant généreusement en cas de besoin urgent, en le soutenant dans son propre pays, en se gardant d’utiliser ou de vider des pays entiers de leurs ressources naturelles par des systèmes corrompus qui entravent le développement digne des peuples. Ceci, qui vaut pour les nations, s’applique également aux différentes régions de chaque pays entre lesquelles il existe souvent de graves inégalités. Mais l’incapacité à reconnaître une dignité humaine égale pour tous conduit parfois les régions les plus développées de certains pays à rêver de se libérer du ‘‘fardeau’’ des parties les plus pauvres pour augmenter davantage encore leur niveau de consommation. Nous parlons d’un nouveau réseau dans les relations internationales, car il est impossible de résoudre les graves problèmes du monde en ne pensant qu’à des formes d’entraide entre individus ou petits groupes.
Souvenons-nous que « l’inégalité n’affecte pas seulement les individus, mais aussi des pays entiers, et oblige à penser à une éthique des relations internationales ».
Et la justice exige que soient reconnus et respectés non seulement les droits individuels, mais aussi les droits sociaux et les droits des peuples. Ce que nous disons implique que soit garanti « le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès » qui est parfois gravement entravé par la pression exercée par la dette extérieure. Le service de la dette, dans bien des cas, non seulement ne favorise pas le développement mais le limite et le conditionne fortement. Restant ferme le principe selon lequel toute dette légitimement contractée est à payer, la manière dont de nombreux pays pauvres l’honorent envers les pays riches ne doit pas en arriver à compromettre leur survie et leur croissance.
Il s’agit, sans aucun doute, d’une autre logique
Si l’on n’essaie pas d’entrer dans cette logique, mes paroles auront l’air de fantasmes. Mais si l’on accepte le grand principe des droits qui découlent du seul fait de posséder la dignité humaine inaliénable, il est possible d’accepter le défi de rêver et de penser à une autre humanité. On peut aspirer à une planète qui assure terre, toit et travail à tous. C’est le vrai chemin de la paix, et non la stratégie, dénuée de sens et à courte vue, de semer la peur ou la méfiance face aux menaces extérieures. En effet, une paix réelle et durable n’est possible « qu’à partir d’une éthique globale de solidarité et de coopération au service d’un avenir façonné par l’interdépendance et la coresponsabilité au sein de toute la famille humaine ».