Le sang sur la lame. La tête coupée d’un homme. Une vie fauchée.
Une vie tombée parce que la justice, alors, tuait
Ce spectacle morbide, Robert Badinter y assista à l’aube, le 28 novembre 1972, dans la cour de la prison de la Santé.
Avant, il y avait eu la plaidoirie désespérée pour sauver son client, Roger Bontems, coupable qui n’avait pas tué. Le procès perdu à Troyes, la grâce sollicitée en vain, les visites chaque matin dans la cellule, les derniers jours d’un condamné. Avant, il y avait eu ce dilemme insoutenable : qui des deux condamnés, Buffet ou Bontems, exécuter en premier. Ce sera Bontems, avaient statué leurs avocats, car Bontems a encore un peu d’espoir, mieux vaut qu’il parte d’abord. Après, il n’y avait plus rien que la nuit. L’odeur de sang. Les visages des bourreaux. La mort. La mort sans recours. Une vie tombée parce que la justice, alors, tuait.
Son mentor, Maître Torres, l’avait prévenu jadis. « Tu deviendras vraiment un avocat après ta première mort de condamné ». Ce matin-là, à la Santé, c’est un couperet qui tranche, aussi, le destin de Robert Badinter. Avant ce matin-là, il était un partisan de l’abolition de la peine de mort. De ce jour, il en sera un combattant.
Une idée simple gouverna désormais la vie de Robert Badinter : pour ne pas perdre foi en l’Homme, il ne faut pas tuer les hommes, fussent-ils les pires coupables. Il était devenu avocat par hasard, pour gagner sa vie. Il sera l’avocat, pour toujours, de cette cause. L’abolition.
Janvier 1977. Retour à Troyes, dans la même cour d’assises où furent jugés Buffet et Bontems.
Cris de la foule qui demande la mort de Patrick Henry, cet assassin d’enfant, cri de la foule qui demande la mort de Robert Badinter, cet avocat des assassins. « Les morts vous écoutent », répétait Robert Badinter. Et le fantôme de Bontems l’écoutait. Les morts étaient sa conscience, mémoires d’outre-tombe dont il redoutait le jugement.
À la barre, lui qui aimait le théâtre ne jouait pas un rôle. Il était une âme qui crie, une force qui vit et arrache la vie aux mains de la mort. « Si vous tuez Patrick Henry, lança-t-il aux jurés dont il cherchait le regard, votre justice est injuste ». Le combat contre la mort devint sa raison d’être. Après Patrick Henry, Robert Badinter sauva la tête de cinq autres condamnés.
« Les morts nous écoutent. » Les morts, ses morts. Simon, son père, arrêté le 9 février 1943 par les séides de Klaus Barbie ; Shindléa, sa grand-mère déportée à soixante-dix-neuf ans ; Idiss son autre grand-mère que, dans la fuite, la famille dut laisser s’éteindre seule à Paris ; Naftoul, son oncle, ses cousins, tant des siens décimés par la Shoah.
La mort comme ombre permanente, à chaque contrôle de papiers, dans ce village de Savoie quadrillé par les Allemands, surveillé par la police de Paul Touvier. La mort aux trousses, sa quête de fantômes, après-guerre, à Auschwitz.
Oui, Robert Badinter fut un jeune homme hanté par la mort. Sans doute est-ce pour cela qu’il fit toute son existence le choix résolu de la vie. Nourritures terrestres, nourritures célestes : hauts très hauts, bas très bas, il vécut intensément chaque minute. Fureur de vivre, des universités américaines aux prétoires. Gourmandise des mots, voyage jusqu’au bout des nuits sans sommeil, pour étudier, devenir docteur, préparer ses cours. Epiphanie de travail et de savoir, fête de l’esprit. La vie, la belle vie, celle des théâtres et de l’opéra ; la vie pour aimer, épouser Elisabeth, couple dans le siècle, unis par l’universel, complicité dans les épreuves et les procès, les bonheurs et les livres, presque six décennies d’une vie mêlée, avec leurs trois enfants, Judith, Simon et Benjamin. Lumière d’un grand amour et amour des grandes Lumières, celles de Condorcet, de la Révolution, de la République.
« Les morts vous écoutent. » Ceux qui écoutent Robert Badinter, ce jour de septembre 1981, s’appellent Jaurès, Clemenceau, Briand, Camus, Hugo. À la tribune de l’Assemblée Nationale pour défendre la loi abolissant la peine de mort, le Garde des Sceaux porte l’engagement du Président François Mitterrand formulé durant la campagne, en dépit de l’opinion. Robert Badinter parle. Plaidoirie inoubliable contre une peine capitale, qui, par ses mots, pulvérisée, à son tour exécutée. Robert Badinter parle. La peine de mort dissuasive ? Mais Patrick Henry lui-même criait « À mort Buffet, à mort Bontems » devant le même Palais de justice de Troyes quelques années plus tôt. La peine de mort, dénoncé par les religions, les philosophies, les consciences du monde. La peine de mort apanage des dictateurs. Robert Badinter parle.
Et la justice, la justice, n’est-ce pas seulement des juges, des jurés, avec leurs failles, leurs erreurs ? Alors, faut-il accepter des exécutions sans cause, des cadavres par accident ? Un homme qui n’a pas tué, coupé en deux dans la cour de la prison de la Santé ? Non, ce n’est pas une question politique, c’est une question morale, un cas de conscience. Robert Badinter convainc. Une majorité vota pour la loi entière, une majorité formée de la gauche, rejointe par quelques députés de l’opposition menée par Jacques Chirac. Robert Badinter avait gagné son plus grand procès. Victor Hugo, son modèle, avait écrit quatre-vingt-treize, Robert Badinter venait de tracer quatre-vingt-un dans l’Histoire du progrès français, année de l’abolition.
Cela suffisait-il ? Non. Il fallait encore rendre la justice plus humaine, l’humanité plus juste ; poursuivre l’œuvre d’émancipation et de fraternité promue par Condorcet ; chasser les terribles démons de l’arbitraire, qui tuèrent Condorcet, et tant d’autres après lui. Derrière chacun, réprouvé, condamné, oublié, le Garde des Sceaux voulait toujours voir une vie, simplement, irréductiblement.
Vie des homosexuels, discriminés, dont Robert Badinter mit fin à l’opprobre légale. Vie brisée des victimes, dont il se soucia plus que tout autre avant lui. Vie citoyenne avec ses droits inaltérables : il supprima les tribunaux d’exception, et il ajouta un recours, celui de la Cour européenne des droits de l’homme, aux armes de liberté des justiciables français. Vie des détenus, car pour lui existait un droit qu’aucune loi ne pouvait entamer, aucune sentence retrancher, le droit de devenir meilleur, même en prison, même coupable.
La vie, sa vie menacée, son honneur bafoué, parce qu’il fut pendant cinq ans le ministre le plus attaqué de France, cible d’une haine dont l’écho résonne encore dans cette place Vendôme. Mes chers compatriotes, tout à l’heure vous l’avez applaudi dans cette même place, où, alors, des voix de haine s’élevaient pour l’attaquer en raison de cette abolition.
La vie, cette vie sacrée, garantie par l’Etat de droit, par les lois fondamentales de la République, cette « primauté de la personne humaine » inscrite dans une décision du Conseil Constitutionnel qu’il présida, et dont il était spécialement fier. Vie d’étude et de sagesse, à la tête de cette institution, vie vouée à défendre la dignité de chacun et l’unité de la République jusqu’aux bancs du palais du Luxembourg.
Protéger les vies et qu’importe les frontières, vies brisées par les fers de l’Histoire, arrachées par des assassins qu’il voulait voir jugés dans les cours internationales. Vies au-delà de la France, sa patrie, lui qui aida tant de pays européens sortis de la dictature ou de la guerre à inventer leur Constitution.
Oui, Robert Badinter avait choisi la vie, la vie heureuse, la vie en République. Souvenirs des rêves de ses parents, Juifs de Bessarabie, pour qui la France se disait avec les mots de Zola et les paroles de la Marseillaise. Souvenirs des vies héroïques, ces habitants de Cognin, en Savoie, qui savaient que les Badinter réfugiés-là étaient Juifs et ne dirent rien aux Allemands. Robert Badinter, la République faite homme.
La vie contre la mort. Cette vie portée jusqu’à son dernier souffle, cet élan de colère qui fustigeait le négationniste le traînant, lui, l’avocat, sur les bancs des accusés en mars 2017. Cette vie, la sienne, qui en changea tant d’autres, qui en inspira tant d’autres, qui en éclaira tant d’autres, lucides sur la chance qu’ils eurent de croiser un jour ce géant du siècle, et à mon tour, je mesure cette chance.
La vie plus sombre, depuis vendredi matin, pour nous tous et pour les Français pleurant aujourd’hui sa force de colère, sa force de lumière, qui nous grandissaient tous.
« Les morts nous écoutent ». Oui, les morts nous écoutent. Robert Badinter, vous nous écoutez désormais et vous nous regardez. Conscience morale que rien n’efface, pas même la mort, que le chagrin élève au rang d’exigence. Et vous nous quittez au moment où vos vieux adversaires, l’oubli et la haine, semblent comme s’avancer à nouveau, où vos idéaux, nos idéaux, sont menacés : l’universel qui fait toutes les vies égales, l’Etat de droit qui protège les vies libres , la mémoire qui se souvient de toutes les vies.
Nous faisons aujourd’hui le serment, je fais le serment, d’être fidèles à votre enseignement. Fidèles. Vous pourrez écouter nos voix couvrir celle des antisémites, des négationnistes, comme votre voix couvrait la leur, les réduisait au silence. Fidèles. Vous pourrez écouter des audiences, des plaidoiries, des lectures de jugement, chœur vibrant de l’Etat de droit, si souvent remis en cause au moment où vous partez. Fidèles. Pour que vous puissiez écouter un jour, quand le Parlement du dernier pays pratiquant la peine de mort dira : elle est abolie, mettant le point final à notre combat universel.
Nous serons fidèles. Pour ceux qui ont été tués, pour ceux qui n’avaient pas tué, pour tous vos morts, pour ceux qu’il faut sauver. Pour Simon. Pour Idiss, pour Shindléa, pour Naftoul, nous serons fidèles. Pour cette part d’humanité qui fut si longtemps oubliée dans le siècle et demeure si fragile, nous serons fidèles. Car c’est vous, qui, aujourd’hui, parmi la foule, nous êtes fidèle.
Vigie aux sourcils broussailleux, fendu d’un sourire soudain, vibrant d’indignations et d’une colère juste quand sont attaqués les principes universels, vous nous restez fidèle, comme vous l’étiez chaque année, en silence, homme parmi les hommes, rue Sainte-Catherine à Lyon, pour commémorer la rafle où fut enlevé votre père, un 9 février, encore.
Vous êtes là, aujourd’hui, parmi nous. Les lois de la vie et de la mort comme suspendue, vaincue, abolie. Alors, s’ouvre le temps de la reconnaissance de la nation. Aussi votre nom devra s’inscrire, aux côtés de ceux qui ont tant fait pour le progrès humain et pour la France et vous attendent, au Panthéon.
Vive la République. Vive la France. 14 février 2024.