Le 4 septembre, date anniversaire de la proclamation de la Troisième République, le Général présente le projet de Constitution qui sera soumis au peuple français le 28 septembre, en l’inscrivant dans la continuité républicaine.
La Ve République
C’est en un temps où il lui fallait se réformer ou se briser que notre peuple, pour la première fois, recourut à la République. Jusqu’alors, au long des siècles, l’Ancien Régime avait réalisé l’unité et maintenu l’intégrité de la France. Mais, tandis qu’une immense vague de fond se formait dans les profondeurs, il se montrait hors d’état de s’adapter à un monde nouveau. C’est alors qu’au milieu de la tourmente nationale et de la guerre étrangère apparut la République ! Elle était la souveraineté du peuple, l’appel de la liberté, l’espérance de la justice. Elle devait rester cela à travers les péripéties agitées de son histoire. Aujourd’hui, autant que jamais, nous voulons qu’elle le demeure.
Certes la République a revêtu des formes diverses au cours de ses règnes successifs. En 1792 on la vit, révolutionnaire et guerrière, renverser trônes et privilèges, pour succomber, huit ans plus tard dans les abus et les troubles qu’elle n’avait pu maîtriser. En 1848, on la vit s’élever au-dessus des barricades, se refuser à l’anarchie, se montrer sociale au-dedans et fraternelle au-dehors, mais bientôt s’effacer encore, faute d’avoir accordé l’ordre avec l’élan du renouveau. Le 4 septembre 1870, au lendemain de Sedan, on la vit s’offrir au pays pour réparer le désastre. De fait, la République sut relever la France, reconstituer les armées, recréer un vaste empire renouer des alliances solides, faire de bonnes lois sociales, développer l’instruction. Si bien qu’elle eut la gloire d’assurer pendant la Première Guerre mondiale notre salut et notre victoire. Le 11 novembre, quand le peuple s’assemble et que les drapeaux s’inclinent pour la commémoration, l’hommage, que la patrie décerne à ceux qui l’ont bien servie, s’adresse aussi à la République.
Cependant, le régime comportait des vices de fonctionnement qui avaient pu sembler supportables à une époque assez statique, mais qui n’étaient plus compatibles avec les mouvements humains, les changements économiques, les périls extérieurs qui précédaient la Deuxième Guerre mondiale. Faute qu’on y eût remédié, les événements terribles de 1940 emportèrent tout. Mais quand, le 18 juin, commença le combat pour la libération de la France, il fut aussitôt proclamé que la République à refaire serait une République nouvelle. La Résistance tout entière ne cessa pas de l’affirmer.
On sait, on ne sait que trop, ce qu’il advint de ces espoirs. On sait, on ne sait que trop, qu’une fois le péril passé, tout fut livré et confondu à la discrétion des partis. On sait, on ne sait que trop, quelles en furent les conséquences. À force d’inconsistance et d’instabilité et quelles que puissent être les intentions, souvent la valeur des hommes, le régime se trouve privé de l’autorité intérieure et de l’assurance extérieure sans lesquelles il ne pouvait agir. Il était inévitable que la paralysie de l’État amenât une grave crise nationale et qu’aussitôt la République fût menacée d’effondrement.
Le nécessaire a été fait pour obvier à l’irrémédiable à l’instant même où il était sur le point de se produire. Le déchirement de la nation fut de justesse empêché. On a pu sauvegarder la chance ultime de la République. C’est dans la légalité que moi-même et mon Gouvernement avons assumé le mandat exceptionnel d’établir un projet de nouvelle Constitution et de le soumettre à la décision du peuple.
Nous l’avons fait sur la base des principes posés lors de notre investiture. Nous l’avons fait avec la collaboration du Conseil consultatif institué par la loi. Nous l’avons fait, compte tenu de l’avis solennel du Conseil d’État. Nous l’avons fait après délibérations très libres et très approfondies de nos propres conseils de ministres : ceux-ci, formés d’hommes aussi divers que possible d’origines et de tendances mais résolument solidaires. Nous l’avons fait sans avoir entre-temps attenté à aucun droit ni à aucune liberté publique. La nation, qui seule est juge, approuvera ou repoussera notre œuvre. Mais c’est en toute conscience que nous la lui proposons.
Ce qui, pour les pouvoirs publics, est désormais primordial, c’est leur efficacité et leur continuité. Nous vivons en un temps où des forces gigantesques sont en train de transformer le monde. Sous peine de devenir un peuple périmé et dédaigné, il nous faut dans les domaines scientifique, économique et social évoluer rapidement. D’ailleurs, à cet impératif répondent le goût du progrès et la passion des réussites techniques qui se font jour parmi les Français, et d’abord dans notre jeunesse. Il y a là des faits qui dominent notre existence nationale et doivent par conséquent commander nos institutions.
La nécessité de rénover l’agriculture et l’industrie, de procurer les moyens de vivre, de travailler, de s’instruire de se loger, à notre population rajeunie, d’associer les travailleurs à la marche des entreprises, nous pousse à être, dans les affaires publiques, dynamiques et expéditifs. Le devoir de ramener la paix en Algérie, ensuite celui de la mettre en valeur, enfin celui de régler la question de son statut et de sa place dans notre ensemble, nous imposent des efforts difficiles et prolongés. Les perspectives que nous ouvrent les ressources du Sahara sont magnifiques certes, mais complexes. Les rapports entre la métropole et les territoires d’outre-mer exigent une profonde adaptation. L’univers est traversé de courants qui mettent en cause l’avenir de l’espèce humaine et portent la France à se garder, tout en jouant le rôle de mesure, de paix, de fraternité, que lui dicte sa vocation. Bref, la nation française refleurira ou périra suivant que l’État aura ou n’aura pas assez de force, de constance, de prestige, pour la conduire là où elle doit aller.
C’est donc pour le peuple que nous sommes, au siècle et dans le monde où nous sommes, qu’a été établi le projet de Constitution. Que le pays puisse être effectivement dirigé par ceux qu’il mandate et leur accorde la confiance qui anime la légitimité. Qu’il existe, au-dessus des luttes politiques, un arbitre national, élu par les citoyens qui détiennent un mandat public, chargé d’assurer le fonctionnement régulier des institutions, ayant le droit de recourir au jugement du peuple souverain, répondant, en cas d’extrême péril, de l’indépendance, de l’honneur, de l’intégrité de la France et du salut de la République. Qu’il existe un Gouvernement qui soit fait pour gouverner, à qui on en laisse le temps et la possibilité, qui ne se détourne pas vers autre chose que sa tâche, et qui, par là, mérite l’adhésion du pays. Qu’il existe un Parlement destiné à représenter la volonté politique de la nation, à voter les lois, à contrôler l’exécutif, sans prétendre sortir de son rôle. Que Gouvernement et Parlement collaborent mais demeurent séparés quant à leurs responsabilités et qu’aucun membre de l’un ne puisse, en même temps, être membre de l’autre. Telle est la structure équilibrée que doit revêtir le pouvoir. Le reste dépendra des hommes.
Qu’un Conseil économique et social, désigné en dehors de la politique par les organisations professionnelles et syndicales du pays et de l’outre-mer, fournisse ses avis au Parlement et au Gouvernement. Qu’un Comité constitutionnel, dégagé de toute attache, ait qualité pour apprécier si les lois votées sont conformes à la Constitution et si les élections diverses ont eu lieu régulièrement. Que l’autorité judiciaire soit assurée de son indépendance et demeure la gardienne de la liberté de chacun. La compétence, la dignité, l’impartialité de l’État en seront mieux garanties.
Qu’entre la nation française et ceux des territoires d’outre-mer qui le veulent, soit formée une Communauté, au sein de laquelle chaque territoire va devenir un État qui se gouvernera lui-même, tandis que la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et financière, celle des matières premières, le contrôle de la justice, l’enseignement supérieur, les communications lointaines, constitueront un domaine commun dont auront à connaître les organes de la Communauté : président, Conseil exécutif, Sénat, Cour d’arbitrage. Ainsi, cette vaste organisation rénovera-t-elle l’ensemble humain groupé autour de la France. Ce sera fait en vertu de la libre détermination de tous. En effet, chaque territoire aura la faculté, soit d’accepter, par son vote au référendum, la proposition de la France, soit de la refuser et, par là même, de rompre avec elle tout lien. Devenu membre de la Communauté, il pourra dans l’avenir, après s’être mis d’accord avec les organes communs, assumer son propre destin indépendamment des autres
Qu’enfin, pendant les quatre mois qui suivront le référendum, Ie Gouvernement ait la charge des affaires du pays et fixe, en particulier, le régime électoral. De cette façon pourront être prises, sur mandat donné par le peuple, les dispositions nécessaires à la mise en place des nouvelles institutions.
Voilà, Françaises, Français, de quoi s’inspire et en quoi consiste la Constitution qui sera le 28 septembre soumise à vos suffrages. De tout mon cœur, au nom de la France, je vous demande de répondre : « Oui ».
Si vous ne le faites pas, nous en reviendrons le jour même aux errements que vous savez. Si vous le faites, le résultat sera de rendre la République forte et efficace, pourvu que les responsables sachent désormais le vouloir !
Mais il y a aussi, dans cette manifestation positive de la volonté nationale, la preuve que notre pays retrouve son unité et, du coup, les chances de sa grandeur. Le monde, qui discerne fort bien quelle importance notre décision va revêtir pour lui-même, en tirera la conclusion. Peut-être l’a-t-il, dès à présent, tirée ! Un grand espoir se lèvera sur la France. Je crois qu’il s’est déjà levé !