Les ateliers de la Garenne – Domaine de Chatressac a attiré notre attention sur un ouvrage d’architecture.
Le développement d’une architecture essentiellement rétiniennne
La construction standard d’aujourd’hui est marquée par son faible sens de la matérialité. Les matériaux naturels -pierre, terre/brique et bois- permettent à la vision de pénétrer leurs surfaces. Ils disent leur âge et leur histoire, autant que leurs origines et leur utilisation par l’homme. Toute matière existe dans la continuité du temps ; la patine de l’usage ajoute aux matériaux l’expérience enrichissante du temps.
Les matériaux industriels – feuilles de verre et plastiques synthétiques- offrent à l’œil leurs surfaces rigides mais non leur essence matérielle ni leur âge. Les bâtiments de notre époque technicienne visent une perfection sans âge ; ils n’intègrent ni la dimension du temps, ni le processus de vieillissement qui est inévitable et significatif. (Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, p36©photo Matière en main)
Critique du livre
L’auteur est finlandais, mais le livre a été écrit et publié en anglais sous le titre « The eyes of the skin ». Il a été traduit par Mathilde Bellaigue.
Qu’est-ce qui fait qu’un dessin, séduisant sur la table à dessin ou l’écran de l’ordinateur, est décevant une fois construit ?
La réponse est à chercher dans la domination – le règne – de la vue dans notre civilisation technicienne et consumériste qui a perverti l’éducation et la pratique de l’architecture et dans l’oubli des autres sens.
La première partie du livre retrace l’histoire de la progression de la domination de l’œil dans la culture occidentale depuis les Grecs. La seconde examine le rôle des autres sens dans l’expérience architecturale.
L’ouvrage, Le regard des sens, dont la traduction française vient seulement de paraître aux éditions du Linteau, est reconnu dans le monde anglo-saxon depuis sa première publication en 1996 sous le titre The eyes of the skin comme l’une des références concernant l’approche phénoménologique de l’architecture, dans le prolongement de l’Experiencing architecture de Steen Elier Rasmussen à la fin des années cinquante.
Ecrit par le Finlandais Juhani Pallasmaa, architecte praticien né en 1936, enseignant et auteur de plusieurs autres ouvrages sur l’architecture, il constitue le développement d’une réflexion initiée dans les années 90 avec Alberto Perez-Gomez et Steven Holl, qui en offre ici une brève préface.
Le propos se développe à partir d’une critique radicale de la prédominance de la vision dans les cultures occidentales de l’espace depuis la Renaissance, hégémonie qui a eu pour Pallasmaa l’effet de pousser progressivement l’homme à l’isolement vis-à-vis du monde, à s’y enraciner de façon superficielle, notamment dans nos sociétés contemporaines. Si par sa rapidité de fonctionnement, la vue est le sens le plus adapté à la vitesse croissante du monde technologique actuel, les informations qu’elle nous rapporte sont de moins en moins denses et signifiantes à mesure que leur nombre et leur rythme augmentent.
En résulte pour l’auteur le développement d’une architecture essentiellement « rétiniennne », pauvre en tactilité et dénuée de logique tectonique, sans lien avec la réalité existentielle de ceux pour qui elle est conçue. Dans la seconde partie de l’ouvrage, partant du constat que tous les sens, vue comprise, sont des extensions du sens tactile par spécialisation des tissus de la peau et sont interdépendants, Juhani Pallasmaa plaide pour la prise en compte par les architectes de la richesse et de la complexité des expériences sensorielles, qui ne sauraient pour lui être limitées aux catégories habituelles des cinq sens. En dépassant ces conventions et en appréhendant le corps comme globalité percevante, l’enjeu serait alors d’aboutir à une architecture dans laquelle il est possible à l’individu de projeter ses actions et à laquelle chacun peut se relier intimement par le biais de la mémoire et de l’imagination.
Malgré l’aspect concis et la structure didactique du livre, on pourra regretter que l’argumentation de Pallasmaa soit davantage puisée dans les champs de la philosophie (notamment dans les classiques de la phénoménologie) et de la psychologie qu’étayée par l’analyse précise de cas architecturaux ou urbains, et que l’iconographie soit plus suggestive que réellement descriptive du propos développé, confinant l’ouvrage à la forme de l’essai alors qu’il aurait pu prendre une dimension plus pédagogique à l’attention d’un lectorat estudiantin ou professionnel. Cela n’empêche pas ce petit ouvrage de constituer une lecture stimulante face à la production architecturale courante et aux différentes logiques qui en définissent les cadres, et d’être pertinent vis-à-vis de la réévaluation de la perception multi sensorielle de l’environnement que l’on voit émerger dans certaines démarches d’architectes ou recherches actuelles.
On pourra ainsi rapprocher le propos de l’ouvrage des travaux menés par le physiologue Alain Berthoz autour du corps comme lieu de la perception, et plus généralement de la réhabilitation de la figure de l’« homme sensible » que celui-ci observe dans le champ des idées depuis plusieurs années.
Rémi Laporte