Le système de retraites par points tel que proposé par le gouvernement français conduit, selon le syndicat Force Ouvrière, à une forme d’étatisme social aboutissant à limiter le rôle de l’État à l’adaptation et à la soumission du système social aux contraintes économiques et aux exigences des marchés financiers. Voici le document envoyé aux députés.
Madame la députée, Monsieur le député
Nous nous adressons à vous au sujet des projets de loi instituant un système universel de retraite pour vous demander de ne pas approuver ces projets et, par voie de conséquence, de demander au gouvernement d’y renoncer.
Une telle adresse n’est pas commune de la part de notre organisation syndicale, attachée à la démocratie parlementaire et au rôle du parlement.
Comme vous le savez, depuis le 5 décembre un mouvement de grève et de manifestations – d’une longueur exceptionnelle – a été déclenché et est soutenu à l’initiative d’une large majorité syndicale de notre pays. Il a recueilli le soutien de nombres de syndicats dans le monde et en Europe, pour lesquels le système de protection sociale français demeure un modèle.
Concertation et dialogue social
Cette situation est, malheureusement, le produit d’un manque de considération accordé par le gouvernement à un véritable dialogue social. Si le gouvernement invoque une concertation de plus de deux ans, celle-ci était en réalité corsetée par sa décision préalable d’imposer un projet de système universel de retraite par points se substituant au système de retraite actuel, sans entendre que l’on puisse proposer une alternative.
Notre organisation syndicale avait fait connaître son opposition de principe à un tel projet, lors des débats de la campagne présidentielle, et n’a eu de cesse, depuis, y compris tout au long de ladite concertation, de faire connaître précisément les raisons de cette opposition, et le bien fondé d’ouvrir une négociation sur d’autres bases.
Nous avons fait connaître nos analyses et propositions au gouvernement, aux hauts- commissaires, aux parlementaires de la majorité – dits « ambassadeurs » de ce projet. Nous nous sommes exprimés publiquement, nous avons débattu publiquement avec les principaux ministres concernés qui l’ont accepté.
A aucun moment nous n’avons été contredits.
Le système actuel de retraite
Nos propositions s’appuient en premier lieu sur l’actualité et la modernité éprouvées de notre système de retraite, composante majeure de notre contrat social, comme le rappelle le Conseil d’État dont il ajoute qu’il manifeste par son fonctionnement même la solidarité entre les générations et fait que le niveau de vie moyen des seniors comparé au reste de la population est, en France, parmi les plus élevés au sein de l’OCDE. Il met aussi en exergue l’existence en son sein de mécanismes de solidarité, en faveur notamment des personnes ayant élevé des enfants et des personnes âgées aux ressources les plus faibles, relève que les inégalités de pensions sont réduites d’un tiers par rapport aux inégalités de revenus des actifs et que le taux de pauvreté est passé chez les retraités de 35% en 1970 à 7,6% en 2017. Selon les données de Eurostat, le taux de pauvreté parmi les retraités en France est le plus faible et de loin comparé à la situation des autres pays en Europe.
En outre, notre système n’est en rien aussi complexe que voudraient le faire accroire les « éléments de langage » et formules de communication, ressassés sans cesse par le gouvernement. Il dispose d’ailleurs d’un système de droit à l’information, de reconstitution des carrières (RGCU – Répertoire de gestion des carrières unique) et de liquidation de la retraite (LURA – Liquidation unique des régimes alignés) efficaces, permettant à tout un chacun de connaître précisément dès 50 – 55 ans ce que seront ses droits en termes de pension, quel qu’ait été son parcours, quand le gouvernement est, lui, incapable de fournir des simulations précises et détaillées sur la base de son projet.
Emploi, salaires, inégalités
S’il existe encore des situations qui méritent d’être améliorées, du fait de trop faibles pensions, elles ne sont pas le fait du système actuel de retraite, mais la conséquence essentiellement des difficultés rencontrées dans l’emploi. Notre organisation syndicale n’a eu de cesse d’indiquer que cette question centrale de l’emploi, tant en termes d’accès ou de maintien (jeunes, seniors, femmes) que de qualité (niveau des salaires, inégalités de salaires et de carrières, précarité – CDD courts et très courts, temps partiel subi), devait prioritairement être traitée et résolue. Elle demande, bien sûr, que soient posées les questions du modèle économique, de la réglementation sociale des économies ouvertes, tant au sein de l’Europe qu’au plan international, afin de rompre avec les logiques uniquement orientées vers la compétitivité et l’abaissement du coût du travail.
Éléments de langage et artifices de communication
Nous n’avons pas été entendus, le gouvernement s’en étant tenu à des formules générales vantant son projet, d’apparences généreuses, qui se sont avérées fausses, étant incapable d’en faire la démonstration concrète. Il s’est d’ailleurs refusé à afficher clairement et précisément les conséquences d’un système unique par points, qui, en soi, n’améliorera pas mais dégradera la situation des salariés confrontés aux difficultés dans l’emploi au long de leur vie active. Pour ceux-là, le plus souvent celles-là, il sera plus difficile d’acquérir un capital de points suffisant. Loin d’offrir des droits nouveaux, comme s’est complu à répéter le gouvernement, son projet reprend, en les adaptant, les principaux mécanismes existants de bonification notamment pour motifs familiaux, les avantages afférents, qui prennent aujourd’hui la forme de majoration de pensions ou de durée d’assurance (cf. avis du Conseil d’État). Au point d’ailleurs qu’en y ajoutant les dispositifs spécifiques et particuliers que le gouvernement a dû consentir, la formule du chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous ne masque plus la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture des droits définies par le projet de loi (cf. avis du Conseil d’État).
Les perdants seront aussi les favorisés du système actuel, comme les qualifiait le haut-commissaire, qui sont les salariés bénéficiant de carrières longues et ascendantes. Ceux-là verront leur taux de remplacement réduit avec un calcul du droit à pension fondé sur l’ensemble de la carrière et non sur les meilleures périodes (25 meilleures années ou 6 derniers mois). Nul doute que cela contribuera à créer une opportunité pour les produits de retraite supplémentaire individuels et par capitalisation, comme y incite le projet de loi, avec le risque à terme – a contrario de l’objectif affiché de confiance – d’affaiblir l’adhésion au principe de solidarité collective.
L’erreur du recul de l’âge de la retraite
L’étude d’impact, qui fait de l’âge d’équilibre la clé de voûte du système universel de retraite, révèle, s’il en était besoin, que l’objectif principal est bien d’arriver à contraindre les salariés à devoir travailler plus longtemps ou à subir une baisse de pension. Nous attirons votre attention ici sur le risque pour celles et ceux privés d’emploi de n’avoir d’autre choix que de subir une moindre pension, y compris amputée d’un éventuel malus affectant leurs droits pourtant acquis par leur cotisation. Il nous apparaît aussi important de souligner les conséquences financières pour les régimes de l’assurance chômage ou de l’invalidité, que le Conseil d’État n’a pas manqué de relever lui-même ! Nous vous rappelons par exemple que le recul de l’âge de la retraite contribue fortement à l’augmentation des arrêts maladie et déporte ainsi une prestation (à tort qualifiée de « dépense ») de la retraite sur la santé !
Si la question du rapport actifs – cotisants / retraités est un des paramètres du système de retraite, ne peuvent être écartés celui du rapport entre emploi de qualité / population active, pas plus que l’évolution des gains de productivité et leur redistribution.
Si quelques réunions se sont tenues récemment sur l’emploi des seniors, la pénibilité, ou encore les fins de carrière et le minimum de pension, nous estimons, d’une part, qu’elles ne justifient en elles-mêmes aucunement de devoir réformer le système de retraite et, d’autre part, que les concertations très courtes auxquelles elles ont donné lieu ne permettront pas d’apporter les réponses indispensables.
Nous ne pouvons, au demeurant, que regretter que le gouvernement ait attendu le déclenchement de la grève le 5 décembre pour consentir à proposer ces réunions !
Éviter une erreur historique
Enfin il nous paraît important d’attirer votre attention sur deux aspects qui justifient eux aussi de devoir reconsidérer l’idée même de ce projet de réforme.
D’une part, alors qu’il est porté par le gouvernement depuis trois ans, force est de constater qu’il n’apparaît ni évalué (alors que depuis de nombreux mois notre organisation syndicale réclamait des projections et comparaisons, l’étude d’impact n’a été transmise qu’au dernier moment, a dû être complétée et approfondie à la demande du Conseil d’État, qui fait état cependant de projections lacunaires !), ni finalisée (nombre de dispositions structurantes devant faire l’objet d’ordonnances faisant perdre de la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité).
D’autre part, ce projet de système universel de retraite conduirait à étatiser complètement le système collectif de retraite, au sein duquel la situation des salariés et leur capacité à faire valoir leurs droits par la représentation syndicale serait diluée, sinon évincée pour ce qui concerne la capacité de négociation collective autonome. La composition paritaire d’apparence du conseil d’administration n’empêcherait pas la prépondérance de l’État dans la décision, à l’encontre de la nécessité selon FO, exprimée dès la création de la CSG, d’une clarification entre ce qui relève de la solidarité nationale, donc du financement par l’impôt et de la gestion par l’État, et ce qui doit continuer de relever de l’assurance collective solidaire, financée par la cotisation sociale et gérée par la négociation collective et le paritarisme entre organisations d’employeurs et syndicats de salariés. FO estime que la mise à l’écart du rôle de la négociation collective de la part de richesses produite par l’économie redistribuée aux salaires et à la protection sociale, non seulement enfreint l’un des principes fondamentaux des droits des travailleurs édictés par l’OIT, mais conduit à une forme d’étatisme social aboutissant à limiter le rôle de l’État à l’adaptation et à la soumission du système social aux contraintes économiques et aux exigences des marchés financiers.
Soyez assurés, Madame, Monsieur le député, de notre haute considération.
Michel Beaugas
Secrétaire confédéral
Yves Veyrier
Secrétaire général