Nous avons interviewé Emmanuel Razavi, grand reporter à l’agence BEW TV, et auteur de « Qatar, vérités interdites – Un émirat au bord de l’implosion», sur la crise dans le Golfe. Un livre d’une grande richesse pour ceux qui essaient de comprendre les réalités sociologiques et politiques de ce petit émirat du Golfe.
L’Interview
Emmanuel Razavi, quel est l’impact de la crise en cours dans le golfe Persique sur la jeunesse qatarienne ?
La jeunesse qatarienne est directement impactée par la crise qui isole géopolitiquement le Qatar. Pour plusieurs raisons. D’abord, comme je l’explique dans mon livre, les jeunes Qataris se surnomment « la jeunesse perdue », car ils se considèrent pris en étau entre les conservateurs pro- saoudiens, partisans d’un retour aux fondamentaux du wahhabisme, et les progressistes qui ont modernisé l’émirat. Cette jeunesse peine déjà à trouver sa place en temps normal. Faire des études ou travailler à l’étranger est donc un moyen de fuir cette situation. Il y a parmi elle des jeunes qui étudient aux Emirats Arabes Unis ou travaillent en Arabie saoudite, pays qui ont mis l’émirat sous blocus, et qui ne peuvent plus continuer de s’y rendre, étant devenus persona non grata. Certains ont été expulsés. Il y a aussi des milliers de jeunes qui se retrouvent tiraillés au sein de leurs familles, la mère étant par exemple Qatarie et le père Saoudien, car ils sont sommés de choisir un camp… Enfin, cela conforte chez de nombreux jeunes Qataris un sentiment nationaliste déjà très exacerbé au Qatar, pays qui s’est construit une identité et un roman national islamo-nationalistes très forts. A Doha, les jeunes n’hésitent pas à dire qu’ils se souviendront toujours du blocus imposé par des états qu’ils considéraient comme des alliés, voire comme « des pays frères ». Cela ne présage rien de bon pour la suite de leurs relations.
Emmanuel Razavi, si l’émir Tamim est contraint de passer un « deal » avec les conservateurs, l’évolution du rôle de la femme au Qatar peut-il en être bouleversé ?
Si les conservateurs prennent la main de façon durable au Qatar, avec un poids politico-religieux encore plus important qu’aujourd’hui, les libertés acquises par les femmes peuvent être remises en question. Toutefois, il y a un bémol à cela. En effet, même en Arabie saoudite, le jeune prince héritier est en train de lâcher du lest, autorisant les femmes à conduire. Il veut également que l’Arabie saoudite revienne à une lecture moins rigoriste de l’islam. Et pour cause : environ 65% de la population saoudienne a moins de trente ans ! Les conservateurs qataris, d’obédience pro-saoudienne, devront donc tenir compte de cette réalité sociologique, comme des aspirations de la jeunesse et de celle des femmes de leur pays, souvent liées. Sinon, cela créera une fracture supplémentaire, dans une société déjà amplement divisée.
Emmanuel Razavi, l’émir du Qatar, Tamim bin Hamad al Thani dit haut et fort que le quartet veut le déstabiliser, ceci peut-il peser sur la gouvernance du jeune émir ?
Rappelons que les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, Bahreïn et l’Égypte ont imposé un blocus au Qatar, l’accusant notamment de soutien au terrorisme, à l’organisation des Frères Musulmans, et d’un rapprochement avec l’Iran.
Ce blocus a induit des changements politiques notables de la part de Tamim, l’émir au pouvoir. On le voit bien. Il se rapproche de l’Iran et de la Turquie. Deux puissances incontournables au Moyen-Orient. Depuis quelques semaines, il règle également ses comptes avec les Etats-Unis. En reconnaissant que les américains lui ont demandé d’accueillir une représentation des talibans à Doha – j’en explique les raisons dans mon livre – ou en laissant un ex premier ministre expliquer que le Qatar a soutenu les Jihadistes en Syrie, il change de braquet politique. Il montre qu’il se défie de l’administration américaine, et qu’il peut « balancer » beaucoup de choses sur la politique parallèle qu’elle mène dans le Golfe persique ainsi qu’au Proche-Orient, même si pour l’heure ce qu’il raconte tient du secret de Polichinelle. Pour revenir enfin sur le Quartet, Tamim est convaincu qu’il est animé en sous-main par les Etats-Unis. Donc pour lui, la politique d’isolement vers laquelle le poussent notamment les Emirats Arabes Unis et l’Arabie saoudite, ses proches voisins, est voulue par Washington. Il faut comprendre que Tamim a toujours eu peur de finir comme le Shah d’Iran en 1979 : c’est à dire lâché par les Etats-Unis, au profit de religieux conservateurs. Tout cela ne présage rien de bon, comme je l’explique dans mon livre, et je crois que c’est regrettable, car je crains que la crise ne fasse qu’empirer.
Emmanuel Razavi, le Qatar sera- t- il durablement impacté par le blocus partiel en cours ?
La réponse est oui. Le Qatar sera impacté très longtemps par cette crise, à la fois sociologiquement, économiquement et politiquement. Comme je l’ai expliqué précédemment, celle-ci restera dans les mémoires d’une jeunesse qatarienne très nationaliste, qui se défiera encore longtemps de son voisin saoudien, jusqu’alors considéré comme le grand frère. Économiquement, le Qatar a par ailleurs compris qu’il ne peut plus dépendre de pays comme les Emirats Arabes Unis, pour l’importation de certaines denrées alimentaires. Il va donc devoir chercher d’autres sources d’approvisionnement, et tenter de devenir plus autonome. Enfin politiquement, le Qatar, bien que wahhabite, s’est beaucoup rapproché de l’Iran chiite et de la Turquie du Frère Musulman Erdoğan, montrant sa volonté de rompre ses alliances traditionnelles au profit d’un rapprochement avec ces deux puissances, les plus importantes au Moyen-Orient. On le voit, ce blocus a impacté durablement le petit émirat, et ce à plusieurs titres.
L’équipe de Qatarinfos.net et ses fidèles lecteurs remercient chaleureusement Emmanuel Razazi pour ses éclairages, et ce geste amical,dans un contexte pour le moins confus, puisque la crise entre le quartet et le Qatar est dans son 150e jour et qu’elle continue..